PANORAPOST. OPINIONS | Publié le 01 février 2016
En plein débat social
et politique sur les réformes sociales et les nouvelles politiques des régimes
de prévoyance sociale, on notera qu’il manque dans ces discussions et ces
échanges des avis de professionnels ayant pris le temps de méditer sur ces
questions . Il devient nécessaire aujourd’hui de disposer de l’opinion
d’experts qui apportent leur vérité et, surtout leur connaissance sur les
questions des systèmes de santé. Il ne semble pas que le gouvernement, conspué
de toutes parts, ait pris le temps de demander leur avis à ces experts.
L’un d’eux, Saâd
Taoujni, consultant en stratégie et management de la santé et de la protection
sociale, a accepté de répondre à nos questions. Titulaire d’un DEA de la
faculté de droit de l’Université René Descartes, Paris V, il est juriste
spécialisé en Droit Public, de la Santé et de la sécurité sociale. Après 30
années d’expérience à la CNSS, il est aujourd’hui consultant au Maroc et en
Afrique pour les questions sociales, et il est également l’auteur de plusieurs
études juridiques économiques et institutionnelles des systèmes de santé
en Afrique.
Vous avez déclaré récemment que « malgré
les nombreuses réformes annoncées (AMO, RAMED, etc.) et une croissance
économique relativement stable ces deux dernières décennies, le nombre de
personnes couvertes par l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO) demeure
insuffisant : le quart seulement de la population marocaine. Les estimations
les plus optimistes ne dépassent guère les 30% ». Force est de
constater qu’il y a des contradictions importantes entre les différents
chiffres publiés par les organismes gestionnaires de l’AMO, les
ministères de tutelle et les organisations internationales.
Quel est le taux réel de couverture sanitaire au Maroc?
Effectivement, il est
difficile de se retrouver dans ce foisonnement de chiffres. A ce jour, le taux
de couverture est très insuffisant. Il s’agit d’une réalité que tous les
marocains constatent et vivent au quotidien.
Les chiffres parus
dans la presse annonçant pour bientôt un taux de couverture sanitaire de
95% (communiqué du Ministère de la Santé du 7 janvier 2016), sont le
résultat d’une projection effectuée après l’adoption du projet de Loi 98.15
instituant l’AMO pour les travailleurs indépendants ou non
salariés.
Ce projet de
Loi-cadre a simplement été approuvé par le Conseil de
Gouvernement. Mais il ne l’est pas encore par le Conseil des Ministres présidé
par le Roi. Il faut aussi qu’il soit débattu et adopté par les deux
chambres du Parlement marocain et enfin publié au Bulletin Officiel pour finir
son parcours législatif.
Le temps nécessaire à l’élaboration des textes réglementaires
d’application est à estimer avec encore plus de précision du fait de la
variété des catégories de travailleurs non salariés, de la diversité des
sources de revenus, et surtout de la détermination des organisations les plus
représentatives, syndicats, ordres, chambres, associations, etc. habilités à
signer les accords avec l’Etat, à déterminer les cotisations
forfaitaires, à recenser tous les travailleurs non salariés de la
profession, à les obliger tous à s’inscrire. Son autorité doit être
incontestable.
Cette difficulté
transparait clairement dès que nous commençons à énumérer les différentes
catégories de professionnels et de travailleurs non salariés
visés par le projet de Loi.
-
Les professions libérales de santé (médecins, chirurgiens dentistes,
pharmaciens, psychologues, vétérinaires, etc.)
-
Les professions libérales juridiques et techniques (avocats, architectes,
notaires, experts comptables, ingénieurs, experts et consultants libéraux,
etc.)
-
Les commerçants, les artisans, les agriculteurs, les petits patrons de
l’industrie, de la construction, des transports, etc.
-
Les patrons des PME, des micro-entreprises, des coopératives,
les auto-entrepreneurs, les personnes exerçant pour leur propre compte
des activités génératrices de revenus, etc.
-
Les travailleurs indépendants comme les plombiers, électriciens, maçons,
coiffeurs, épiciers, chauffeurs de taxi, les tenanciers de café et de
snacks, etc.
Selon Boutaina Falsy,
consultante en politiques sociales et experte en protection sociale,
« Le cas du Maroc est un cas atypique
concernant l’extension de la couverture sociale ….. Dans notre pays la
population active occupée est majoritairement indépendante (55%). » D’autres
l’estiment aux deux tiers. Et les travailleurs
non-salariés, avec 50 à 60 heures par semaine, travaillent
souvent plus que de nombreux salariés.
Il semble que la
solution retenue par le Gouvernement soit de commencer par les professions
libérales ayant des organisations professionnelles dont la représentativité
n’est pas contestée : Ordre des Médecins, des Avocats, des Architectes, etc.
Ceci étant,
cette réforme est à saluer tout de même sachant qu’elle ne
concernera au début qu’un nombre limité de nouveaux assurés (de 200 à
300.000), comme cela a été le cas pour les étudiants. Il s’agit
d’un début, mais il faut que les textes d’application soient publiés
rapidement.
Pour les autres
catégories de travailleurs non salariés, qui se comptent en millions, il
faudra attendre un certain nombre d’années avant d’atteindre la
généralisation de la couverture sanitaire.
A titre d’exemple, « sur les 200.000 magasins
commerciaux recensés par les pouvoirs publics, on dénombre près de 80.000
épiceries de quartier ». Quelle association pourra les représenter tous ?
Rien que pour les transporteurs, il y a plusieurs dizaines de
syndicats, fédérations ou associations professionnelles, etc.
Il est important
d’expliquer aux citoyens que cette réforme prendra beaucoup de temps. Il ne
faut pas donner de faux espoirs. Les travailleurs indépendants ne seront
pas tous et rapidement couverts. Nous sommes plus devant une évolution que dans
une révolution.
Par ailleurs, les
quelques informations recueillies autour de ce projet, ne sont pas non
plus rassurantes puisqu’il est question d’une étanchéité entre les différentes
branches de l’AMO géré par la CNSS : les salariés et les non salariés. Il n’y
aura donc pas de solidarité entre les assurés d’une même institution.
Comme il n’est pas
encore question de solidarité entre tous les bénéficiaires de l’AMO,
puisque il y a une séparation nette entre les différents organismes
gestionnaires (CNSS, CNOPS, mutuelles, casses internes, assurances privées). Le
Maroc n’aura pas encore sa Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM), comme
c’est le cas chez tous ses voisins.
Pourtant, le secteur
public va connaitre bientôt des difficultés financières du fait des
mises à la retraite, des départs volontaires, de la réduction
de l’emploi public et des taux de remboursement plus favorables que ceux de la
CNSS (90% contre 70% en cas d’hospitalisation). Le taux de couverture des
passifs par les actifs du secteur public s’est détérioré, entre 2009 et
2013, en passant de 3 à 2,5, ce qui confirme mes propos. Le secteur
public sera confronté à d’autres problèmes que ceux des retraites. Va-t-il
falloir augmenter aussi les taux de cotisations des fonctionnaires pour
financer les déficits prévisibles?
Il est légitime de se demander pourquoi
les pouvoirs publics n’arrivent pas à réaliser cette réforme, et ce
d’autant plus que les adhérents de toutes les mutuelles du Maroc, hors CNOPS,
ne sont actuellement que 101.711 ?
La solution consistant
en une fusion à moyen terme des attributions des tous les
organismes chargés de l’AMO de base (CNOPS, CNSS, assurances privées, mutuelles
et des caisses internes) dans un seul établissement public va
s’imposer logiquement et inéluctablement. Alors, autant commencer dés à présent
les études économiques, juridiques et actuarielles nécessaires à
l’élaboration des textes adaptés à cette évolution et commencer
aussi à uniformiser le panier des soins, les taux de cotisation et
de remboursement en créant un peu plus d’égalité entre les différentes
catégories.
Nous n’avons pas
besoin d’autant d’organismes gestionnaires. L’article 114 du code de
l’AMO, relatif au basculement des assurés des régimes facultatifs
gérés les compagnies d'assurances, les mutuelles, ou les caisses Internes
vers le régime de l'assurance maladie obligatoire de base géré par la
CNSS ou par la CNOPS, devrait être appliqué rapidement, tout en
trouvant des solutions ou des produits de substitution, en plus de
l’assurance maladie complémentaire, pour compenser les pertes éventuelles
des compagnies d’assurances et des mutuelles. Il faut tenir compte
des intérêts de tous.
S’il est communément
admis par tous les experts qu’il faut faire évoluer le système en observant une
certaine prudence et progressivité, le système marocain est trop
attentiste, frileux. Il frôle l’immobilisme.
Le Maroc est le
dernier pays de la Méditerranée à faire bénéficier ses travailleurs non
salariés de la Protection Sociale: Algérie 1974, la Tunisie 1981,
l’Egypte, etc. Reste à savoir pourquoi nous le faisons aussi tardivement
?
Il y a trop
d’intérêts. Il y a trop de lobbying. Il n’y a pas de technicité ni de
vision chez les politiques. Il y a trop de lenteur.
Et le RAMED ?
Afin d’améliorer
le taux de couverture sanitaire, le Ministère inclut
automatiquement le RAMED pour atteindre des taux astronomiques. Or
si le RAMED a atteint ses objectifs en termes de recensement et de
distribution des cartes (113%, le nombre de bénéficiaires a dépassé la population
cible), il est loin d’offrir à ses bénéficiaires des soins de base
suffisants. Il y a de très fortes inégalités entre les bénéficiaires des deux
régimes : AMO et RAMED. Pour les bénéficiaires du RAMED
la carte a simplement remplacé le certificat d’indigence, pas les délais
de rendez-vous, pas la qualité des soins.
Le Ministre de la
Santé ne cesse lui-même de dénoncer la faiblesse des moyens humains et
matériels mis à sa disposition. Voir à ce sujet la « Stratégie Sectorielle
Santé pour la période 2012-2016 ».
L’Organisation
Mondiale de la Santé (OMS) situe le Maroc parmi les 57 pays du Monde souffrant
d’une pénurie aigue en personnel soignant, aggravée par la mauvaise
répartition des effectifs sur le territoire national. Concernant les
équipements lourds, la plupart des établissements hospitaliers nécessitent le
renforcement et/ou le renouvellement de leur plateau technique selon le
Ministre de la Santé. Les médicaments et le consommable médical sont
souvent achetés par les familles dans les pharmacies privées.
Quel est alors le taux réel
de couverture des travailleurs salariés ?
Selon
l’ANAM, même parmi les travailleurs salariés actifs couverts
par l’AMO du secteur privé géré par la CNSS, 17% des assurés ont souvent
des droits fermés, soit parce que les employeurs ne paient pas les cotisations,
soit que les assurés ne remplissent pas la condition de 54 jours déclarés et
payés depuis six mois.
A cela il faut ajouter
près de 600 000 actifs qui échappent toujours à la couverture sociale de la
CNSS selon les estimations de l’ANAM.
Ensuite, parmi les
travailleurs salariés, la Loi marocaine ne reconnait toujours pas le
droit du personnel de maison de bénéficier de la protection sociale :
femmes de ménage, gardiens, jardiniers, chauffeurs, etc. Ce texte, comme celui
des indépendants, est annoncé depuis l’indépendance par tous les
gouvernements marocains. Cette catégorie de la population ayant durement
travaillé, bascule dans la précarité voire dans l’indigence, dès qu’il y
a une maladie invalidante ou vieillissement.
Il est possible de
prévoir dans un premier temps de mettre en place au moins un régime
facultatif parce que de nombreuses familles souhaitent déclarer le
personnel de maison à la CNSS, et payer les cotisations correspondantes. Le
Code du travail de pays moins développés économiquement que le
Maroc, le permet.
Les assurés ne cessent de se plaindre
de difficultés dans leurs relations avec les organismes d’assurance
maladie et avec certains producteurs de soins. Qu’en est-il
?
Les parts à payer par
les patients couverts par l’AMO sont encore très élevées. En effet
« Si la tarification de référence est respectée dans le secteur public, on ne
peut pas en dire autant pour le secteur libéral. Actuellement, les médecins et
les cliniques, dans leur grande majorité ne respectent pas les tarifs. .. On
constate que l’assuré contribue à hauteur de 50% aux frais de soins de santé en
plus de sa contribution à l’AMO » reconnait le Directeur Général de
l’ANAM.
Les assurés se
plaignent également de certaines cliniques qui refusent de demander les prises
en charge à la CNSS ou à la CNOPS et exigent le paiement de la
totalité de la facture. A charge pour le patient de se faire rembourser
auprès de son organisme.
Les délais de
remboursement ou de paiement des dossiers les plus coûteux sont plus longs
Les chèques de
garantie, parfois signés à blanc, sont souvent réclamés aux patients. Quand
la prise en charge est rejetée par des motifs justifiés ou non, le
salarié à faibles revenus, se retrouve avec des menaces de
présentation du chèque à sa banque, puis incident de paiement, etc.
De leur côté, les
assurances privées ont souvent recours à des exclusions comme les
maladies antérieures à l’adhésion et à des plafonds de remboursement
souvent très faibles pour les petits salaires. Ces plafonds sont
rapidement atteints en cas de soins prolongés ou coûteux, en réanimation par
exemple. Parfois, le reliquat est important et il est supporté totalement par
le salarié.
Par ailleurs, étant
donné que le tiers payant ne concerne le plus souvent que les
hospitalisations, et vu la faiblesse du pouvoir d’achat de la plupart des
salariés, ils ne peuvent pas toujours se permettre des soins externes dont
l’ordonnance moyenne varie entre 400 et 800 DH, quand il n’y a pas des
actes d’explorations coûteux (Scanner, IRM, etc.). Ils se privent souvent
de soins préventifs.
Il faut également
penser à ceux qui ne bénéficient ni du RAMED ni de l’AMO et qui paient de
leur poche la totalité des frais. Les dépenses directes de santé des
ménages dépassent 53% des dépenses totales du Maroc et ce sont les démunis qui
sont le plus affectés.
Dans le monde rural,
ces inégalités sont encore plus exacerbées et atteignent des niveaux
affligeants. 98% des femmes rurales n’ont aucune protection sociale.
La couverture
sanitaire de base doit être universelle et créer plus d’égalité entre les
citoyens. Notre classe politique, nos partenaires sociaux et nos
gestionnaires devraient être plus audacieux tout en maintenant la vigilance de
rigueur. Ils n’ont qu’à s‘inspirer de nos voisins. Ils éviteraient au
Maroc bien des tensions et des conflits sociaux et améliorer son
classement dans les différents indicateurs sanitaires et sociaux publiés
par les organisations internationales publiques ou privées et dont le
plus connu est celui de l’Indice du Développement Humain où le Maroc
émarge depuis plusieurs années autour de la 130ème place.
En conclusion ?
Il faut que le Maroc
adopte de toute urgence un plan stratégique pour le secteur social
à l’instar de ce qu’il a fait pour le tourisme, l’agriculture,
l’industrie, la pêche, etc.
Ce « Plan Maroc Social
2030 » (pourquoi pas 2040, s’il le faut) doit jeter les fondements d’une
nouvelle vision en se basant d’abord sur les réalisations et
les progrès enregistrés dans ce domaine, en recensant ensuite les incohérences
introduites par les textes d’application qui ont généré parfois des inégalités
comme celles des différences entre les taux de cotisation, de remboursement et
des paniers de soins entre la CNSS et la CNOPS, et en trouvant enfin des
solutions à des dispositions qui n’ont pas été appliquées comme celle
interdisant le cumul entre les fonctions d’assureur et de producteur de
soins, etc.
L’architecture
institutionnelle doit être repensée aussi, un seul régime d’AMO de base
séparé du régime des retraites. La tutelle confiée à une seule autorité.
Redonner plus de pouvoirs au Conseil d’administration où siègeraient des
personnes qualifiées. Rendre plus efficient le contrôle financier de l’Etat et
non pas un frein comme c’est souvent le cas actuellement. Confier la gestion à
des directoires. Recentrer l’activité des caisses sur leur cœur de métier.
Maitriser les surconsommations et sur prescriptions d’actes et de
produits. Utiliser de manière plus efficiente, les 55 ou 60 milliards de
DH dépensés annuellement dans la santé au Maroc, etc.
Propos recueillis par Aziz Boucetta
http://www.panorapost.com/article.php?id=12085
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