Le taux de couverture médicale est de 50% et non pas 100% selon le Gouvernement et 90% pour le HCP
Saâd TAOUJNI. Le mardi 9 janvier 2024
1)
Pourrions-nous affirmer aujourd’hui que
tous les marocains bénéficient de l’AMO ?
D’abord
et sur le plan quantitatif, pour pouvoir l’estimer, il faut
analyser la situation propre à chaque catégorie en se basant principalement sur
les derniers chiffres annoncés le 12 décembre 2023 par Mr Lekjaâ Ministre
Délégué au Budget, à la Chambre des Conseillers lors de la séance des Questions
Orales (1). Il s'est exprimé en véritable responsable de la
Protection Sociale.
a) Selon ce dernier, le nombre de travailleurs
salariés immatriculés est de 3,9 millions (2,7 M à la CNSS et 1,2 M à
la CNOPS). Or, pour le Haut-Commissariat au Plan (HCP) (2), cette
catégorie compte 5,6 millions de salariés. Le taux de couverture, sur la base
des deux données, serait donc de 70%, mais il faut immédiatement le relativiser
en raison des faibles niveaux de déclarations des salariés en termes de jours
de travail et des rémunérations minorées dans les secteurs des grands
pourvoyeurs d’emplois comme l’agriculture, le commerce, le bâtiment, le
textile, l'artisanat, les services, le tourisme, le travail domestique, etc.
Parfois, les travailleurs couverts représentent moins de 20% dans certaines
branches comme l’agriculture. D’autre part, il est nécessaire de rappeler que
674 milles salariés immatriculés à la CNSS ont des droits fermés, soit 25% des
immatriculés. (3) Par conséquent la population non-assurée avoisinerait
les 4,4 millions de bénéficiaires, soit un taux de couverture ne
dépassant pas 60% sur 11 millions. Ce qui est conforme à la part grandissante
de l’emploi informel dans l’économie marocaine, la plus élevée du pourtour de la
Méditerranée selon la Banque Mondiale et l’Organisation Internationale de
Travail.
b) S’agissant des indépendants et des travailleurs
non-salariés (TNS), Mr Lekjaâ avait annoncé le 26 mai 2022 que le taux
de couverture avait atteint 70% de la population cible : 8 sur 11 millions
de bénéficiaires. Le 12 décembre 2023, il a déclaré qu’ils n’étaient plus que 7
millions. Or, la Cour Des Comptes a affirmé dans son rapport 2022-2023, publié
également en décembre 2023 (4), que seulement 13% ont les droits
ouverts à l’AMO. Donc, 9,6 millions de TNS ne sont pas du tout
assurés. Le Gouvernement a reconnu finalement la difficulté de couvrir cette
catégorie, en abandonnant une créance de 3,4 milliards de DH par le vote d’une
Loi les amnistiant. De nombreux TNS n’étaient même pas au courant qu’ils
étaient assurés et n’avaient rempli aucun bulletin d’adhésion.
c) En ce qui concerne AMO Tadamon (5),
la population démunie cible de 11 millions de personnes semble sous-estimée.
Selon Mr Jouahri, le Gouverneur de la Banque du Maroc et Mr Lekjaâ la population vivant
dans la précarité représente les deux tiers de la population totale. Mr Ait
Taleb a annoncé qu’il y avait 16,5 millions de ramedistes (6)
L’entrée et la sortie
d’AMO Tadamon est encore très fréquente. Près d’un million de personnes
n’étaient plus couvertes durant cinq mois, le motif invoqué (fin de la date de
validité de la carte) ne tient pas dans l’ère de la digitalisation. En fait,
les sorties sont dues à l’instabilité de la note attribuée (RSU) aux assurés
qui est très fluctuante selon la variation des données personnelles des
assurés, collectés par l’agence des registres chez les différents opérateurs
publics ou privés dans les domaines de téléphonie et d’internet, de crédits bancaires,
de la conservation foncière, d’immatriculation des voitures et des motocycles,
des régies distribution d’eau, d’électricité, etc. Cette instabilité
entraine la rupture des prises en charge et l’arrêt des soins, souvent de
maladies chroniques, après un petit délai. Le ciblage pose encore de nombreux
problèmes. Des personnes réellement démunies ne bénéficient pas d’AMO Tadamon.
d) La quatrième catégorie concerne des personnes capables
de payer les cotisations de l’AMO sans être ni travailleurs salariés
ni travailleurs non-salariés, dont le nombre n’a pas été annoncé dans le
discours Royal du 9 octobre 2020, ni dans le plan Benchaaboune. Le projet de
Loi 60-22 n’a été présenté au Conseil du Gouvernement que le 8/12/2022 soit une
semaine après le basculement des ramedistes à AMO-Tadamon. Il s’agit de 4
millions de personnes, dont le nombre a été annoncé furtivement et sans
beaucoup de détails lors de la séance des Questions Orales précitée.
Le 3 janvier 2024, la
CNSS a publié un communiqué les appelant à s’inscrire à « AMO ACHAMIL »,
c'est-à-dire Universel en arabe. Le communiqué, contrairement à la Loi 60-22
lui attribue deux qualificatifs contradictoires : FACULTATIF et
OBLIGATOIRE. Ce qui déroge au Discours Royal et au plan de généralisation
de l’AMO. Il est obligatoire dans la Loi 60-22, facultatif dans le communiqué
de la CNSS. Certaines personnes capables peuvent donc adhérer aux assurances
privées ou n’adhérer à aucun régime. Comment atteindre alors les 100% de
bénéficiaires ? (7) Six jours après ce communiqué, le
nombre d’adhésions ne peut-être que nul tant la procédure est contraignante.
Les non-assurés sont donc toujours 4 millions d’assujettis sans
parler des bénéficiaires. Dans son intervention, Mr Lekjaâ n’a pas précisé le
nombre de bénéficiaires. Seraient-ils encore 11 millions comme les autres
catégories ayant autant d’assurés ? Ce qui porterait étonnamment la
population du Maroc à plus de 44 millions d’habitants. Tout cela démontre
l’absence d’étude stratégique, et par conséquent de vision, avant le lancement
de ce chantier titanesque.
C/C. Fin 2023, et à la lumière des données relatives aux quatre
catégories, 18 millions de marocains n’ont pas de couverture
médicale, soit, un taux de couverture ne
dépassant pas les 50% de la population (y compris AMO
Tadamon). Nous sommes loin des 100% annoncés par Messieurs Lekjaâ et Ait Taleb
ou des 90% du Haut-Commissariat au Plan (8).
Même
le taux de 50% devrait être pondéré au regard du montant restant à la charge
des patients assurés qui dépasse les 50,2 % à la CNSS en cas de maladie, selon
le rapport de l’ANAM cité ci-dessus. Pour les maladies chroniques, dites
ailleurs maladies exonérantes, ce taux est encore de 22,7%. (9) Sans
oublier que les non-assurés supportent 100% des dépenses.
Il
faut rappeler que le Chef du Gouvernement a annoncé le 24 octobre 2022, que
100% des Marocains allaient être couverts avant la fin de 2022. Nous sommes
trois ans après le début de la généralisation de l’AMO et 69 ans après
l’Indépendance, le taux réel de couverture est bien loin de ces annonces.
Ensuite,
qualitativement, les travailleurs salariés ayant une couverture facultative (la
Loi marocaine le permet encore) (10) auprès des assurances
privées, des mutuelles ou caisses internes de certains établissements publics,
ont une bien meilleure couverture que les travailleurs salariés immatriculés à
la CNSS. Ces derniers n’ont pas non plus les mêmes avantages que les salariés
du secteur public soumis à la même Loi 65-00. Il n’y a donc pas d’égalité entre
toutes les catégories de salariés en matière de cotisations, de remboursements,
de paniers de soins, d’exclusions, de plafonds, etc.
Il
est alors légitime de se poser la question de savoir si la généralisation a
atteint les objectifs d’égalité d’accès aux soins, de réduction des inégalités,
de solidarité entre les différentes catégories, de lutte contre l’éparpillement
des organismes gestionnaires.
Ce
que l’on peut affirmer sans doute, c’est qu’il n’y a pas encore de respect du
principe d’égalité de couverture de base et d’accès aux soins.
Celui de solidarité ne l’est pas non plus au vu de l’étanchéité existant entre les différentes et nombreuses catégories. Où est
l’organisme autonome chargé de superviser et d’harmoniser les règles de gestion
de l’ensemble des assureurs publics et privés et de lutter contre le
« noir », les chèques de garantie, la surfacturation, la
surconsommation et la réduction effective de la part énorme à payer par le
patient, entrainant parfois son appauvrissement ?
2)
Les ex-ramedistes, affiliés
désormais à l’AMO Tadamon de la CNSS, bénéficient-ils réellement de la même
couverture que les autres catégories de la population ?
Cette
population se trouve majoritairement dans les régions les plus pauvres du pays
où l’offre de soins hospitaliers est souvent quasi inexistante sur des
centaines de kilomètres. Pourtant, les ministres affirment qu’il y a une
égalité entre tous les bénéficiaires de l’AMO, oubliant que la précarité et la
pauvreté figurent parmi les premiers déterminants sociaux de la santé. Ces
« assurés » ont principalement recours aux soins dans le secteur
public quand des structures existent à proximité et qu’elles sont pourvues de
médecins disponibles en permanence. Ils dépensent directement des sommes importantes
pour les déplacements, les actes et les produits dont ne disposent pas en
permanence la plupart des hôpitaux publics. Ces dépenses avoisinaient en 2020
près de 5 milliards de DH (11). Pour accéder aux soins
externes dans le secteur privé et attendre le remboursement, il faut qu’ils
disposent de moyens financiers suffisants. Après le basculement vers AMO
Tadamon depuis le 1er décembre 2022, le secteur privé n’aurait
reçu dans les cabinets et les cliniques que 5% de bénéficiaires (12).
Si l’on considère que certains démunis vont percevoir mensuellement une aide
sociale directe de 500 DH pour une famille composée d’enfants non scolarisés et
parfois s’occupant d’une personne âgée, est-ce suffisant pour améliorer l’accès
aux soins de cette population composée de pauvres et de démunis ? Ce qui
se traduit le plus souvent par la renonciation aux soins et le recours aux
« guérisseurs » traditionnels.
3)
L’offre de santé actuelle suffit-elle
à la mise en œuvre de ce chantier ? Qu’est ce qui manque pour
réussir cette réforme ?
La
difficulté la plus évidente et visible concerne l’insuffisance du capital
humain. Or, sans professionnels de santé qualifiés et en quantité suffisante,
il n’y a pas de Couverture Sanitaire Universelle, selon le Directeur Général de
l’Organisation Mondiale de la Santé. Le système de santé publique risque de s’effondrer si la tendance à l’émigration vers les pays occidentaux
et à l’exode vers le secteur privé des grands centres urbains, continue sur le
trend actuel. Certaines régions comme le Draâ Tafilalet, le Haouz et l’Oriental
où les taux de pauvreté sont élevés, les patients démunis ont très fréquemment
affaire aux infirmiers qui ne disposent pas toujours des moyens nécessaires.
L’immense travail des paramédicaux n’est pas encore suffisamment reconnu et
rémunéré à sa juste valeur notamment pour les risques professionnels auxquels
ils sont fortement exposés.
D’autre
part le Maroc ne dispose que de 170 hôpitaux publics selon la Cour des Comptes,
dont plusieurs construits et équipés récemment. Ils ne sont pas correctement
répartis sur tout le territoire. Certains services équipés manquent de
ressources humaines pour les faire fonctionner. Les IRM ou les scanners sont
souvent en panne. La revue de la presse quotidienne au Maroc notamment en
arabe, apporte de nombreuses illustrations sur les manques et les carences. Les
cas de « transferts » pour décrire le parcours des soins des patients
et de leurs familles sur des centaines de kilomètres, dans des endroits ne
disposant pas toujours d’ambulances, y sont souvent décrits avec moults
souffrances et coûts supplémentaires. Les délais d’obtention des rendez-vous
pour une consultation dans un CHU éloigné, ne cessent de s’allonger pour
atteindre souvent les six mois.
Pour
réussir cette réforme, il faudrait améliorer tant quantitativement que
qualitativement l’offre publique sur l’ensemble du territoire. Il faut également,
soumettre l’offre des cliniques privées, actuellement concentrée à 79% dans
cinq villes selon le Conseil de la Concurrence, à un cahier de charges imposant
la permanence des soins, le respect des normes d’hygiène et de sécurité des
patients et du personnel ainsi que la carte sanitaire. Le Gouvernement doit
absolument régler le problème de la tarification pour asseoir réellement ce
projet sur des bases saines et solides permettant de sanctionner le non-respect
de la tarification par le dé conventionnement.
4) Sources et notes
(1) La plupart
des données utilisées dans le présent article (sauf mention contraire) ont été annoncées
par M. Lekjaâ lors de la séance des Questions Orales à la Chambre des
Conseillers du 12/12/2023. Pour le Ministre délégué au Budget, la population
totale est de 33 millions d’habitants, alors que pour le HCP, il y 37 millions.
(2) Note
d’information du Haut-Commissariat au Plan relative aux principales
caractéristiques de la population active occupée en 2022.
(3) https://anam.ma/anam/wp-content/uploads/2023/04/RAPPORT-ANNUELGLOBAL-2021.pdf . P27
« Bénéficiaire ayant
les droits fermés : Toute interruption de paiement des
cotisations variable selon la catégorie entraîne la suspension des droits pour
les assurés et ses ayant droits. » S. Taoujni
Voir Glossaire ANAM pages
83 à 91
(4) Rapport
d’activité de la Cour des Comptes pour les exercices 2022-2023. Paragraphe sur
les risques encourus par l’AMO. P 74
(5) L’appellation
AMO Tadamon n’existe pas dans la loi 27-22 relative à cette catégorie. Qui l’a
créée alors ?
(7) https://www.lavieeco.com/influences/societe/amo-achamil-linscription-au-regime-facultatif-ouverte/
https://twitter.com/CnssMaroc/status/1742539164644417660/photo/2
(8) HCP. 3ème rapport
sur la mise en œuvre de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, publié en novembre
2023. https://www.hcp.ma/Troisieme-rapport-du-Royaume-du-Maroc-sur-la-mise-en-oeuvre-de-l-Agenda-2063-Bilan-de-la-premiere-decennie-2014-2023_a3776.html
(9) https://anam.ma/anam/wp-content/uploads/2023/04/RAPPORT-ANNUELGLOBAL-2021.pdf P 61
(10) Bénéficiaires
de l’article 114 : Ce sont les salariés des organismes publics ou
privés qui leurs assurent, à la date de publication de la Loi 65-00, une couverture
médicale à titre facultatif, soit au moyen de contrats groupe auprès de
compagnies d’assurances, soit auprès de mutuelles, soit dans le cadre de
caisses internes.
(11) Voir les
Comptes Nationaux de la Santé de 2018
(12) https://medias24.com/2023/10/19/pres-de-10-mois-apres-son-deploiement-ou-en-est-le-regime-amo-tadamon/