Faute de lois spécifiques, malades et médecins sans filet
Droit de la santé, couverture sanitaire universelle. Quel modèle social pour le Maroc? Eléments pour un débat
Par Saâd TAOUJNI |
L'Economiste Edition N°:5406 Le 06/12/2018 | Partager
Saâd Taoujni est juriste spécialisé
en Droit public, de la Santé et de la Sécurité sociale, enseignant et
consultant en management et financement de la santé. Il est également expert en
tarification de l’activité médicale (Ph. S.T.)
L’Organisation mondiale de la santé
considère la législation comme élément essentiel de la Couverture
sanitaire universelle (CSU), afin de protéger les droits du patient, du
médecin, assurer une meilleure gouvernance, plus d’efficience et d’équité.
Qu’en est-il au Maroc?
L’activité médicale y est encore
régie par le «Dahir des obligations et des contrats» de 1913, où le
terme «médecin» n’est cité qu’une fois (article 388) et le mot
«clinique» ne figure pas. L’article 1248 octroie le deuxième rang aux
créances résultant des frais de maladie.
Par ailleurs, le code de déontologie
basé sur le «paternalisme médical» (la rencontre d’une confiance et d’une
conscience), mis en place par le protectorat, n’a jamais été modifié. Il y est
encore question de «l’entente directe entre le malade et le médecin en
matière d’honoraires» (art. 5) alors qu’il y a une forte
«asymétrie d’information» entre les deux. Le second est un prescripteur
libre.
La France a modifié le sien quatre
fois entre 1947 et 1995 et oppose références et protocoles aux médecins.
Le pays ne dispose pas
encore de codes de la santé, de la responsabilité civile médicale, du
droit médical. Enfin, les institutions chargées de l’éthique, la veille et
sécurité sanitaire, l’évaluation et l’accréditation, prévues dans la loi
34.09 relative au système de la santé, n’ont pas été créées. La santé n’a pas
son Conseil national supérieur, à l’instar de l’Education ou la Justice.
Pour l’instant, c’est le Conseil national de l’Ordre des médecins
(CNOM) qui a tendance à remplacer toutes ces instances stratégiques, alors
qu’il n’en a pas les moyens. Son rôle est bien confus.
Il convient de signaler aussi
l’absence quasi totale de normes légales de sécurité des patients, de
qualité des soins, d’accréditation, rendant aléatoires les expertises médicales
et les sanctions prévues dans les lois en cas d’inobservation des règlements.
Pourtant, l’existence de normes
réduirait le nombre de victimes d’accidents et la mise en jeu
systématique de la responsabilité des médecins. Les juges et les assureurs
apprécieraient les arguments des cliniques accréditées et auditées, ayant un
personnel formé à la qualité.
Devant ce vide juridique et
institutionnel abyssal, le Collège syndical national des médecins spécialistes
privés et le CNOM ont initié deux projets de lois, pour, respectivement,
réglementer la responsabilité civile médicale et modifier le code de
la déontologie.
Le débat autour de ces deux
projets doit être démocratique et constructif. Les droits du patient,
«acteur majeur de sa santé» doivent y occuper une place centrale, au
nom du respect du principe constitutionnel de la dignité. Les
fondements devraient être:
- L’obligation d’information (claire, loyale, appropriée et intelligible) par le médecin durant toutes les phases;
- Le consentement éclairé du patient ou de la personne de confiance;
- Le dossier médical réglementé, renseigné et accessible au patient;
- La tarification équitable pour couronner l’édifice.
Il est nécessaire de veiller à ce
que les discussions, autour de ces deux textes, ne soient pas détournées
comme l’ont été, en 2015, celles concernant la loi 131.13, relative à
l’exercice de la médecine, où l’attention des médias et de l’opinion publique a
été focalisée sur l’ouverture de la propriété des cliniques à des
sociétés de non-médecins, alors que les autres dispositions
relatives aux droits du patient (2 alinéas de l’article 2), à sa
sécurité et à la formation continue obligatoire des médecins n’ont pas eu
droit à l’attention adéquate.
L’obligation d’assurance des
médecins en RC professionnelle, traitée sommairement par cette loi, semble
ignorée des assureurs, car non inscrite dans le code des assurances. Plus des
2/3 des médecins ne l’ont pas souscrite.
D’autre part, les pouvoirs publics
ne peuvent pas laisser des textes aussi anciens et inadaptés, ne protégeant ni
les patients ni les professionnels de la santé, régir l’activité
médicale, laissant la porte grande ouverte à une justice très aléatoire et
à une jurisprudence inconstante en matière de responsabilité civile médicale
ainsi qu’à une indemnisation hasardeuse des victimes.
Même dans le projet du Conseil
syndical, le patrimoine des médecins restera menacé, lors des jugements
accordant des indemnisations supérieures aux plafonds des garanties des
assurances (article 28).
Il serait souhaitable de voir
les hommes politiques et les représentants de la société
civile, participer de manière constructive à ce débat. Les deux projets
doivent tenir compte de l’évolution des pratiques médicales collégiales, des
mentalités, de la législation (nationale et internationale), de la
jurisprudence, des technologies, de la télémédecine, de la dépense
publique, de la tarification, du tiers payant, de l’ouverture du capital
des cliniques, d’internet…
Afin de réduire la judiciarisation
croissante de l’activité médicale et de diminuer le recours au pénal,
le Maroc devrait adopter un code réglementant la responsabilité civile médicale
prévoyant un dispositif légal de médiation, dirigé par un juge spécialisé,
assisté d’experts formés, avec une grille d’indemnisation équitable, des
dispositions incitatives et un calendrier précis.
«Shopping
tarifaire»
Les pratiques délétères en matière de tarification, de cotation et de
facturation de certaines entités ou «brebis galeuses», n’ont pas été
encadrées.
Cette loi ne contenait pas de dispositions régulant la
libéralisation excessive de la tarification. La Tarification nationale de
référence (TNR) n’est obligatoire que pour la CNSS et la CNOPS. Chaque
organisme d’assurance maladie, une trentaine, a son tarif ou des pratiques
différentes, et chaque patient payant à 100% négocie le sien.
Il en résulte une sorte de «shopping tarifaire» de type commercial
contraire au principe de base de la loi: la médecine n’est pas un commerce
(art. 2).
Ces pratiques hypothèquent le développement des investissements de non
médecins (étrangers ou nationaux) ainsi que la coopération avec les organismes
subsahariens d’assurance maladie.
Le désordre tarifaire associé aux chèques de garantie (relevant du pénal)
et aux restes à la charge des assurés dépassant souvent les 50% (parmi les plus
élevés du monde), éloignent le Maroc chaque jour de la médecine sociale dont
les polycliniques de la CNSS ont été longtemps le modèle.
Certes, le tarif de la réanimation, (si conforme à des normes strictes et à
une catégorisation), nécessite une réévaluation. Par contre les tarifs des
soins de certaines maladies longue durée devraient être revus à la baisse, car
plus chers qu’en Europe.
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