vendredi 7 décembre 2018

L'Economiste du 06/12/2018. Faute de lois spécifiques, malades et médecins sans filet. Droit de la santé et la CSU





Faute de lois spécifiques, malades et médecins sans filet

Droit de la santé, couverture sanitaire universelle. Quel modèle social pour le Maroc? Eléments pour un débat
Par Saâd TAOUJNI | L'Economiste Edition N°:5406 Le 06/12/2018 | Partager 

Saâd Taoujni est juriste spécialisé en Droit public, de la Santé et de la Sécurité sociale, enseignant et consultant en management et financement de la santé. Il est également expert en tarification de l’activité médicale (Ph. S.T.) 

L’Organisation mondiale de la santé considère la législation comme élément essentiel de la Couverture sanitaire universelle (CSU), afin de protéger les droits du patient, du médecin, assurer une meilleure gouvernance, plus d’efficience et d’équité. Qu’en est-il au Maroc?
L’activité médicale y est encore régie par le «Dahir des obligations et des contrats» de 1913, où le terme «médecin» n’est cité qu’une fois (article 388) et le mot «clinique» ne figure pas. L’article 1248 octroie le deuxième rang aux créances résultant des frais de maladie.

Par ailleurs, le code de déontologie basé sur le «paternalisme médical» (la rencontre d’une confiance et d’une conscience), mis en place par le protectorat, n’a jamais été modifié. Il y est encore question de «l’entente directe entre le malade et le médecin en matière d’honoraires» (art. 5) alors qu’il y a une forte «asymétrie d’information» entre les deux. Le second est un prescripteur libre.
La France a modifié le sien quatre fois entre 1947 et 1995 et oppose références et protocoles aux médecins.

Le pays ne dispose pas encore de codes de la santé, de la responsabilité civile médicale, du droit médical. Enfin, les institutions chargées de l’éthique, la veille et sécurité sanitaire, l’évaluation et l’accréditation, prévues dans la loi 34.09 relative au système de la santé, n’ont pas été créées. La santé n’a pas son Conseil national supérieur, à l’instar de l’Education ou la Justice. Pour l’instant, c’est le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) qui a tendance à remplacer toutes ces instances stratégiques, alors qu’il n’en a pas les moyens. Son rôle est bien confus.

Il convient de signaler aussi l’absence quasi totale de normes légales de sécurité des patients, de qualité des soins, d’accréditation, rendant aléatoires les expertises médicales et les sanctions prévues dans les lois en cas d’inobservation des règlements.

Pourtant, l’existence de normes réduirait le nombre de victimes d’accidents et la mise en jeu systématique de la responsabilité des médecins. Les juges et les assureurs apprécieraient les arguments des cliniques accréditées et auditées, ayant un personnel formé à la qualité.

Devant ce vide juridique et institutionnel abyssal, le Collège syndical national des médecins spécialistes privés et le CNOM ont initié deux projets de lois, pour, respectivement, réglementer la responsabilité civile médicale et modifier le code de la déontologie.

Le débat autour de ces deux projets doit être démocratique et constructif. Les droits du patient, «acteur majeur de sa santé» doivent y occuper une place centrale, au nom du respect du principe constitutionnel de la dignité. Les fondements devraient être:
  • L’obligation d’information (claire, loyale, appropriée et intelligible) par le médecin durant toutes les phases;
  • Le consentement éclairé du patient ou de la personne de confiance;
  • Le dossier médical réglementé, renseigné et accessible au patient;
  • La tarification équitable pour couronner l’édifice.



Il est nécessaire de veiller à ce que les discussions, autour de ces deux textes, ne soient pas détournées comme l’ont été, en 2015, celles concernant la loi 131.13, relative à l’exercice de la médecine, où l’attention des médias et de l’opinion publique a été focalisée sur l’ouverture de la propriété des cliniques à des sociétés de non-médecins, alors que les autres dispositions relatives aux droits du patient (2 alinéas de l’article 2), à sa sécurité et à la formation continue obligatoire des médecins n’ont pas eu droit à l’attention adéquate.

L’obligation d’assurance des médecins en RC professionnelle, traitée sommairement par cette loi, semble ignorée des assureurs, car non inscrite dans le code des assurances. Plus des 2/3 des médecins ne l’ont pas souscrite.

D’autre part, les pouvoirs publics ne peuvent pas laisser des textes aussi anciens et inadaptés, ne protégeant ni les patients ni les professionnels de la santé, régir l’activité médicale, laissant la porte grande ouverte à une justice très aléatoire et à une jurisprudence inconstante en matière de responsabilité civile médicale ainsi qu’à une indemnisation hasardeuse des victimes.

Même dans le projet du Conseil syndical, le patrimoine des médecins restera menacé, lors des jugements accordant des indemnisations supérieures aux plafonds des garanties des assurances (article 28).

Il serait souhaitable de voir les hommes politiques et les représentants de la société civile, participer de manière constructive à ce débat. Les deux projets doivent tenir compte de l’évolution des pratiques médicales collégiales, des mentalités, de la législation (nationale et internationale), de la jurisprudence, des technologies, de la télémédecine, de la dépense publique, de la tarification, du tiers payant, de l’ouverture du capital des cliniques, d’internet…
Afin de réduire la judiciarisation croissante de l’activité médicale et de diminuer le recours au pénal, le Maroc devrait adopter un code réglementant la responsabilité civile médicale prévoyant un dispositif légal de médiation, dirigé par un juge spécialisé, assisté d’experts formés, avec une grille d’indemnisation équitable, des dispositions incitatives et un calendrier précis.

«Shopping tarifaire»

Les pratiques délétères en matière de tarification, de cotation et de facturation de certaines entités ou «brebis galeuses», n’ont pas été encadrées.

Cette loi ne contenait pas de dispositions régulant la libéralisation excessive de la tarification. La Tarification nationale de référence (TNR) n’est obligatoire que pour la CNSS et la CNOPS. Chaque organisme d’assurance maladie, une trentaine, a son tarif ou des pratiques différentes, et chaque patient payant à 100% négocie le sien.

Il en résulte une sorte de «shopping tarifaire» de type commercial contraire au principe de base de la loi: la médecine n’est pas un commerce (art. 2).

Ces pratiques hypothèquent le développement des investissements de non médecins (étrangers ou nationaux) ainsi que la coopération avec les organismes subsahariens d’assurance maladie.

Le désordre tarifaire associé aux chèques de garantie (relevant du pénal) et aux restes à la charge des assurés dépassant souvent les 50% (parmi les plus élevés du monde), éloignent le Maroc chaque jour de la médecine sociale dont les polycliniques de la CNSS ont été longtemps le modèle.

Certes, le tarif de la réanimation, (si conforme à des normes strictes et à une catégorisation), nécessite une réévaluation. Par contre les tarifs des soins de certaines maladies longue durée devraient être revus à la baisse, car plus chers qu’en Europe.

http://www.leconomiste.com/article/1037575-faute-de-lois-specifiques-malades-et-medecins-sans-filet

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