mercredi 29 mai 2019

Le Desk n°462. Kenza Filali Cliniques privées : Un lobby plus puissant que l’Etat ?




Cliniques privées : Un lobby plus puissant que l’Etat ?


23.05.2019 à 23 H 23
Par 
Kenza Filali

Le Desk n°462.Cliniques privées: un lobby plus puissant que l’Etat ?

Les institutions de l’Etat sont-elles otages du lobby de la médecine libérale ? L’incident des Assises de la fiscalité a révélé au grand jour sa toute-puissance et surtout sa détermination à défendre et perpétuer ses privilèges, jouant sur l’opacité des chiffres et de l’incapacité du fisc à le mettre au pas. Un acte de défiance à la puissance publique encouragé par l’obtention d’une amnistie fiscale inéquitable et bien trop clémente ?


Depuis le clash des Assises sur la fiscalité qui a opposé Zouhair Chorfi, secrétaire général du ministère de l’Economie et des Finances à Hassan Afilal, vice-président de l’Association nationale des cliniques privées (ANCP) le ton monte et le puissant lobby de la médecine libérale n’a pas tardé à organiser la riposte.

Chorfi avait pointé du doigt les pratiques jugées illégales de certains établissements, évoquant la pratique répandue des cliniques privées à imposer le dépôt d’un chèque de garantie par les patients. Il avait ainsi fait le parallèle entre le noir qu’il a estimé à 90 %, la corruption qui gangrène selon lui le secteur et la complicité organisée au sein de l’ANCP pour se soustraire aux obligations fiscales. Il réagissait ainsi publiquement à l’intervention d’Afilal qui, au nom des actes médicaux gratuits consentis par les médecins du privé, appelait lors d’un panel, à un allégement fiscal spécifique aux professionnels de la médecine.


Depuis, la polémique a pris une ampleur inédite et a replacé au cœur du débat l’accord passé par la Direction générale des impôts (DGI) avec les cliniques privées à la mi-décembre 2018 formalisé par une grille de régularisation de la situation des médecins obéissant à trois critères : spécialité, tranche de l’IR payé en 2017 et montant à payer.

DE L’EAU DANS LE GAZ ENTRE CHORFI ET FARAJ ?

Cet accord obtenu au terme de huit mois de fastidieuses négociations devait mettre un terme au bras de fer engagé par les professionnels de la santé privée avec l’administration fiscale. L’intervention de Chorfi, manifestement due à son exaspération de constater que leurs revendications n’étaient pas taries, renseigne sur une problématique qui n’a décidément pas été assainie.

Dans des déclarations à Hespress, Radouane Samlali, président de l’ANCP a contesté les dires du n°2 des Finances en lui demandant de « revoir ses chiffres »,étant donné que l’accord passé avec la DGI ne reconnaît que les déclarations correctives ne dépassant guère les 1,5 % du chiffre d’affaires déclaré.

Radouane Samlali, président de l’ANCP a contesté les dires du n°2 des Finances (Capture vidéo Hespress)

En novembre 2018, une note interne de (DGI) éventée par la presse faisait état de l’harmonisation et de la codification de la procédure fiscale pour les professions libérales depuis la programmation jusqu’à l’accord à l’amiable en cas de contrôle fiscal. La dématérialisation de la déclaration, du paiement de l’impôt et des demandes d’attestations fiscales, mise en place depuis des années, auraient ainsi permis de retracer des anomalies fiscales, notamment chez les professions libérales.

Omar Faraj, directeur de la DGI déclarait cependant à TelQuel « ne pas faire de matraquage fiscal sur les professions libérales et les médecins » et certifiait « que ces méthodes de rapprochement bancaires et d’éventualité de redressement sont applicables à tous grâce aux efforts de numérisation qui ont été mis en place au sein de la DGI ».

Néanmoins, relevait la même source, Faraj indiquait à Economie &  Entreprisesque grâce à la dématérialisation, 62 % des 16 000 médecins au Maroc paient moins de 10 000 dirhams d’impôt sur le revenu tout en assurant que le nouveau système mis en place par la DGI permet d’identifier ces anomalies.

Exposant ainsi sa doctrine fondée sur l’outil de veille digitale et la traque aux fraudeurs assimilait ainsi son action à une « confrontation de type guérilla » et obligeant l’administration à « développer [son] agilité pour casser les parades que les fraudeurs inventent en permanence ».

Cela sous-entendrait-il que Zouhair Chorfi et Omar Faraj, n’auraient pas accordé leurs violons sur les chiffres à assumer ?

UN LOBBY MENAÇANT QUI A POURTANT ÉTÉ CHOYÉ



Où est donc la vérité ? Les derniers comptes nationaux de la santé (CNS) disponibles validés par El Houssaine Louardi en 2015 indiquent que les dépenses totales en matière de santé sont estimées à 52 milliards de dirhams par an dont 19,24 milliards, soit 37 % du total, sont le fait de cliniques et cabinets privés. Or le chiffre d’affaires déclaré par les cliniques privées n’est que de 3,5 milliards et celui des cabinets privés de 1,5 milliards, soit un cumul de 5 milliards de dirhams. Ce qui aboutit à un écart de 14,24 milliards, soit un taux de minoration avoisinant les 75 %… 

En tout état de cause seules la Cour des comptes ou une Commission d’enquête parlementaire serait à même de préciser ces chiffres qui alimentent la polémique.

Le fait même que des représentants de l’ANCP aient pu rouvrir un débat de nature sectorielle lors des Assises, alors que le cadre était réservé à l’élaboration d’un projet-cadre global et que la situation spécifique de la médecine libérale était supposée de plus avoir été résolue avec les Impôts, interroge.

« Vous comprenez pourquoi ca va chauffer ? » a lancé Badr Dassouli, président du Syndicat national des médecins du secteur libéral lors des Assises, dans une intervention au ton condescendant suivie de son communiqué du 15 mai désignant un Etat coupable d’avoir abandonné la Santé publique en réplique à l’intervention de Chorfi, renseigne sur le climat de tensions qui est loin de s’assagir.


Plus étonnant, l’ANCP était même résolue à porter plainte contre Chorfi et multipliait ainsi les menaces jusqu’à agiter l’épouvantail de recourir à une grève nationale du secteur de 7 jours si… l’ensemble des forces politiques du pays ne la soutiennent pas. Des campagnes de dénonciation sont orchestrées sur les réseaux sociaux contre les éditorialistes qui questionnent sur la grandiloquence de ce lobby qui n’hésite devant rien.


UN ACCORD AVEC LA DGI EN MARGE DE LA LOI ?

Pourquoi une telle vindicte alors que l’opinion publique a une piètre opinion sur les pratiques de la médecine privée ?

L’accord conclut avec la DGI prévoit qu’un montant forfaitaire sera payé par les médecins au titre des exercices successifs de 2014 à 2017, contre la garantie de ne pas subir de contrôle fiscal sur cette même période. Il s’apparente à l’évidence une amnistie fiscale décidée à la hâte.

A regarder de plus près la fameuse grille corrective, plusieurs questions sont posées.

Nombres d’experts s’interrogent d’abord sur le fait que la DGI a négocié cet accord avec des montants inférieurs à ceux annoncés et réclamés initialement. Une fleur qui, de plus, a abouti à une renonciation collective et mécaniquement à autant de recettes fiscales et dont le fondement juridique est d’ailleurs contesté : seules les grandes institutions de l’Etat ont la légitimité de le faire, principalement le parlement avec ses deux chambres. Il s’agit en effet du domaine de la loi encadré par l’article 71 de la Constitution.

Et de ce fait, le recours à l’article 221-bis du Code général des impôts est inapproprié pour ne pas dire anticonstitutionnel, la loi n’ayant prévu de possibilité d’accord que pour des cas individuels et non une rectification collective globale.

LE DIABLE SE CACHE DANS LES DÉTAILS…

Faraj a donc usé d’une stratégie pragmatique (négocier au cas par cas avec 16 000 praticiens étant un casse-tête coûteux pour la DGI), mais potentiellement contestable devant les juridictions compétentes.

Plus en profondeur, c’est le diable qui se cache dans les détails.

La grille ne compte étonnamment que 30 spécialités médicales, alors que par exemple, les chirurgies lourdes (cardiaque, vasculaire ou thoracique), bénéficiant de tarifs plus élevés (jusqu’à 300 000 dirhams par acte) n’y figurent pas.

Tous les médecins dentistes sont regroupés dans la même catégorie. Ce qui est une hérésie, puisqu’une catégorie spécifique à l’odontologie et à sa branche l’orthodontie devait être isolée. Résultat : les dentistes ayant pignon sur rue dans les grandes villes comme Casablanca paient autant que ceux des localités déshéritées et quels que soient les tarifs pratiqués par certaines spécialités.
Plus insolite encore : la distinction incompréhensible des gynécologues obstétriciens selon le genre : une section pour les hommes et une section pour les femmes. Et par conséquent, désormais les gynécologues femmes paient plus d’impôts que leurs confrères de sexe masculin…

Autre décision étonnante, les médecins du sport ont vu leur IR baisser de 40 000 dirhams à 30 000 dirhams en 2018 sans explication.

Autre discrimination de taille envers les praticiens qui déclaraient des revenus réels qui se sont vus davantage taxé que ceux plus nombreux qui les minoraient : la grille sanctionne en effet par exemple les médecins conventionnés avec des institutions (assurances, entreprises, clubs etc.) et dont les émoluments sont versés par virements bancaires. Il ont eu par cet accord des sommes à payer plus élevées que ceux qui sous déclarent car payés en espèces par leurs patients. Ces derniers n’ont eu à payer en 2017 que la modique somme de 10 000 dirhams…

Face à tant d’iniquité, l’argument avancé par la DGI selon lequel il s’agirait d’un premier pas positif pour faire entrer dans les rangs tout une profession récalcitrante pèse peu.

UN « SHOPPING TARIFAIRE » DÛ À LA JUNGLE DU SECTEUR

Alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère la législation comme élément essentiel de la Couverture sanitaire universelle (CSU), afin de protéger les droits du patient, du médecin, assurer une meilleure gouvernance, plus d’efficience et d’équité, au Maroc, l’activité médicale y est encore régie par le Dahir des obligations et des contrats (DOC) de… 1913, où le terme « médecin » n’est cité qu’une fois (article 388) et le mot « clinique » ne figure pas. L’article 1248 octroie le deuxième rang aux créances résultant des frais de maladie, rappelait à juste titre Saâd Taoujni, juriste spécialisé en droit public, de la Santé et de la Sécurité sociale dans une tribune de l’Economiste.

Un « vide juridique et institutionnel abyssal », qui entre autres dérives ouvre la porte aux « pratiques délétères en matière de tarification, de cotation et de facturation de certaines brebis galeuses ».

La dérégulation excessive de la tarification en est une des conséquences néfastes. La Tarification nationale de référence (TNR) n’est obligatoire que pour la CNSS et la CNOPS. Chaque organisme d’assurance maladie, une trentaine, a son tarif ou des pratiques différentes, et chaque patient payant à 100 % négocie le sien. Il en résulte une sorte de « shopping tarifaire » de type commercial contraire au principe de base de la loi : la médecine n’est pas un commerce (art. 2).

Ces pratiques hypothèquent ainsi le développement des investissements de non médecins (étrangers ou nationaux). Le désordre tarifaire associé aux chèques de garantie (relevant du pénal) et aux restes à la charge des assurés dépassant souvent les 50 % (parmi les plus élevés du monde), éloignent le Maroc chaque jour de la médecine sociale dont les polycliniques de la CNSS ont été longtemps le modèle, précise l’expert.

« Tant qu’il n’y pas de circuit de soins et de dossier médical partagé le statut quo va perdurer et les cliniques traînent les praticiens libéraux dans leur giron alors qu’elles sont celles qui profitent le plus de la situation actuelle », ajoute une source médicale engagée dans le débat.

« Le plaidoyer des instances syndicales est très facilement réfutable car la DGI dispose aujourd’hui de moyens pour analyser la data, le débat devrait se focaliser vers la création de SARL au lieu du statut personne physique actuelle, malheureusement les syndicalistes sont hermétiques à la finance », regrette-t-elle…


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