Cliniques privées : Un lobby plus puissant que
l’Etat ?
Le Desk n°462.Cliniques privées: un lobby
plus puissant que l’Etat ?
Les
institutions de l’Etat sont-elles otages du lobby de la médecine libérale ?
L’incident des Assises de la fiscalité a révélé au grand jour sa
toute-puissance et surtout sa détermination à défendre et perpétuer ses
privilèges, jouant sur l’opacité des chiffres et de l’incapacité du fisc à le
mettre au pas. Un acte de défiance à la puissance publique encouragé par
l’obtention d’une amnistie fiscale inéquitable et bien trop clémente ?
Depuis
le clash des Assises sur la fiscalité qui a opposé Zouhair Chorfi, secrétaire
général du ministère de l’Economie et des Finances à Hassan Afilal,
vice-président de l’Association nationale des cliniques privées (ANCP) le ton
monte et le puissant lobby de la médecine libérale n’a pas tardé à organiser la
riposte.
Chorfi
avait pointé
du doigt les pratiques jugées illégales de certains établissements, évoquant la pratique
répandue des cliniques privées à imposer le dépôt d’un chèque de garantie par
les patients. Il avait ainsi fait le parallèle entre le noir qu’il a estimé à
90 %, la corruption qui gangrène selon lui le secteur et la complicité
organisée au sein de l’ANCP pour se soustraire aux obligations fiscales. Il
réagissait ainsi publiquement à l’intervention d’Afilal qui, au nom des actes
médicaux gratuits consentis par les médecins du privé, appelait lors d’un
panel, à un allégement fiscal spécifique aux professionnels de la médecine.
Depuis,
la polémique a pris une ampleur inédite et a replacé au cœur du débat l’accord
passé par la Direction générale des impôts (DGI) avec les cliniques privées à
la mi-décembre 2018 formalisé par une grille de régularisation de la situation
des médecins obéissant à trois critères : spécialité, tranche de l’IR payé
en 2017 et montant à payer.
DE L’EAU DANS LE GAZ ENTRE
CHORFI ET FARAJ ?
Cet
accord obtenu au terme de huit mois de fastidieuses négociations devait mettre
un terme au bras de fer engagé par les professionnels de la santé privée avec
l’administration fiscale. L’intervention de Chorfi, manifestement due à son
exaspération de constater que leurs revendications n’étaient pas taries,
renseigne sur une problématique qui n’a décidément pas été assainie.
Dans
des déclarations à Hespress, Radouane Samlali, président de l’ANCP a contesté
les dires du n°2 des Finances en lui demandant de « revoir ses
chiffres »,étant donné que l’accord passé avec la DGI ne reconnaît que
les déclarations correctives ne dépassant guère les 1,5 % du chiffre
d’affaires déclaré.
Radouane
Samlali, président de l’ANCP a contesté les dires du n°2 des Finances (Capture
vidéo Hespress)
En
novembre 2018, une note interne de (DGI) éventée par la presse faisait état de l’harmonisation et
de la codification de la procédure fiscale pour les professions libérales
depuis la programmation jusqu’à l’accord à l’amiable en cas de contrôle fiscal.
La dématérialisation de la déclaration, du paiement de l’impôt et des demandes
d’attestations fiscales, mise en place depuis des années, auraient ainsi permis
de retracer des anomalies fiscales, notamment chez les professions libérales.
Omar
Faraj, directeur de la DGI déclarait cependant à TelQuel « ne
pas faire de matraquage fiscal sur les professions libérales et les
médecins » et certifiait « que ces méthodes de
rapprochement bancaires et d’éventualité de redressement sont applicables à
tous grâce aux efforts de numérisation qui ont été mis en place au sein de la
DGI ».
Néanmoins,
relevait la même source, Faraj indiquait à Economie &
Entreprisesque grâce à la dématérialisation, 62 % des 16 000 médecins
au Maroc paient moins de 10 000 dirhams d’impôt sur le revenu tout en assurant
que le nouveau système mis en place par la DGI permet d’identifier ces
anomalies.
Exposant
ainsi sa doctrine fondée sur l’outil de veille digitale et la traque aux
fraudeurs assimilait ainsi son action à une « confrontation de
type guérilla » et obligeant l’administration à « développer
[son] agilité pour casser les parades que les fraudeurs inventent en
permanence ».
Cela
sous-entendrait-il que Zouhair Chorfi et Omar Faraj, n’auraient pas accordé
leurs violons sur les chiffres à assumer ?
UN LOBBY MENAÇANT QUI A
POURTANT ÉTÉ CHOYÉ
Où
est donc la vérité ? Les derniers comptes nationaux de la santé (CNS)
disponibles validés par El Houssaine Louardi en 2015 indiquent que les dépenses
totales en matière de santé sont estimées à 52 milliards de dirhams par an dont
19,24 milliards, soit 37 % du total, sont le fait de cliniques et cabinets
privés. Or le chiffre d’affaires déclaré par les cliniques privées n’est que de
3,5 milliards et celui des cabinets privés de 1,5 milliards, soit un cumul de 5
milliards de dirhams. Ce qui aboutit à un écart de 14,24 milliards, soit un
taux de minoration avoisinant les 75 %…
En
tout état de cause seules la Cour des comptes ou une Commission d’enquête
parlementaire serait à même de préciser ces chiffres qui alimentent la
polémique.
Le
fait même que des représentants de l’ANCP aient pu rouvrir un débat de nature
sectorielle lors des Assises, alors que le cadre était réservé à l’élaboration
d’un projet-cadre global et que la situation spécifique de la médecine libérale
était supposée de plus avoir été résolue avec les Impôts, interroge.
« Vous
comprenez pourquoi ca va chauffer ? » a lancé Badr Dassouli, président
du Syndicat national des médecins du secteur libéral lors des Assises, dans une
intervention au ton condescendant suivie de son communiqué du 15 mai désignant
un Etat coupable d’avoir abandonné la Santé publique en réplique à
l’intervention de Chorfi, renseigne sur le climat de tensions qui est loin de
s’assagir.
Plus
étonnant, l’ANCP était même résolue
à porter plainte contre Chorfi et multipliait ainsi les menaces jusqu’à agiter
l’épouvantail de recourir à une grève nationale du secteur de 7 jours si…
l’ensemble des forces politiques du pays ne la soutiennent pas. Des campagnes
de dénonciation sont orchestrées sur les réseaux sociaux contre les
éditorialistes qui questionnent sur la grandiloquence de ce lobby qui n’hésite
devant rien.
UN ACCORD AVEC LA DGI EN
MARGE DE LA LOI ?
Pourquoi
une telle vindicte alors que l’opinion publique a une piètre opinion sur les
pratiques de la médecine privée ?
L’accord
conclut avec la DGI prévoit qu’un montant forfaitaire sera payé par les médecins
au titre des exercices successifs de 2014 à 2017, contre la garantie de ne pas
subir de contrôle fiscal sur cette même période. Il s’apparente à l’évidence
une amnistie fiscale décidée à la hâte.
A
regarder de plus près la fameuse grille corrective, plusieurs questions sont
posées.
Nombres
d’experts s’interrogent d’abord sur le fait que la DGI a négocié cet accord
avec des montants inférieurs à ceux annoncés et réclamés initialement. Une
fleur qui, de plus, a abouti à une renonciation collective et mécaniquement à
autant de recettes fiscales et dont le fondement juridique est d’ailleurs
contesté : seules les grandes institutions de l’Etat ont la légitimité de
le faire, principalement le parlement avec ses deux chambres. Il s’agit en
effet du domaine de la loi encadré par l’article 71 de la Constitution.
Et
de ce fait, le recours à l’article 221-bis du Code général des impôts est
inapproprié pour ne pas dire anticonstitutionnel, la loi n’ayant prévu de
possibilité d’accord que pour des cas individuels et non une rectification
collective globale.
LE DIABLE SE CACHE DANS LES
DÉTAILS…
Faraj
a donc usé d’une stratégie pragmatique (négocier au cas par cas avec 16 000
praticiens étant un casse-tête coûteux pour la DGI), mais potentiellement
contestable devant les juridictions compétentes.
Plus
en profondeur, c’est le diable qui se cache dans les détails.
La
grille ne compte étonnamment que 30 spécialités médicales, alors que par
exemple, les chirurgies lourdes (cardiaque, vasculaire ou thoracique), bénéficiant
de tarifs plus élevés (jusqu’à 300 000 dirhams par acte) n’y figurent pas.
Tous
les médecins dentistes sont regroupés dans la même catégorie. Ce qui est une
hérésie, puisqu’une catégorie spécifique à l’odontologie et à sa branche
l’orthodontie devait être isolée. Résultat : les dentistes ayant pignon
sur rue dans les grandes villes comme Casablanca paient autant que ceux des
localités déshéritées et quels que soient les tarifs pratiqués par certaines
spécialités.
Plus
insolite encore : la distinction incompréhensible des gynécologues
obstétriciens selon le genre : une section pour les hommes et une section
pour les femmes. Et par conséquent, désormais les gynécologues femmes paient
plus d’impôts que leurs confrères de sexe masculin…
Autre
décision étonnante, les médecins du sport ont vu leur IR baisser de 40 000
dirhams à 30 000 dirhams en 2018 sans explication.
Autre
discrimination de taille envers les praticiens qui déclaraient des revenus
réels qui se sont vus davantage taxé que ceux plus nombreux qui les
minoraient : la grille sanctionne en effet par exemple les médecins
conventionnés avec des institutions (assurances, entreprises, clubs etc.) et
dont les émoluments sont versés par virements bancaires. Il ont eu par cet
accord des sommes à payer plus élevées que ceux qui sous déclarent car payés en
espèces par leurs patients. Ces derniers n’ont eu à payer en 2017 que la
modique somme de 10 000 dirhams…
Face
à tant d’iniquité, l’argument avancé par la DGI selon lequel il s’agirait d’un
premier pas positif pour faire entrer dans les rangs tout une profession
récalcitrante pèse peu.
UN « SHOPPING
TARIFAIRE » DÛ À LA JUNGLE DU SECTEUR
Alors
que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère la législation comme
élément essentiel de la Couverture sanitaire universelle (CSU), afin de
protéger les droits du patient, du médecin, assurer une meilleure gouvernance, plus
d’efficience et d’équité, au Maroc, l’activité médicale y est encore régie par
le Dahir des obligations et des contrats (DOC) de… 1913, où le terme
« médecin » n’est cité qu’une fois (article 388) et le mot
« clinique » ne figure pas. L’article 1248 octroie le deuxième rang
aux créances résultant des frais de maladie, rappelait à juste titre Saâd
Taoujni, juriste spécialisé en droit public, de la Santé et de la Sécurité
sociale dans une tribune de l’Economiste.
Un « vide
juridique et institutionnel abyssal », qui entre autres dérives
ouvre la porte aux « pratiques délétères en matière de
tarification, de cotation et de facturation de certaines brebis
galeuses ».
La
dérégulation excessive de la tarification en est une des conséquences néfastes.
La Tarification nationale de référence (TNR) n’est obligatoire que pour la CNSS
et la CNOPS. Chaque organisme d’assurance maladie, une trentaine, a son tarif
ou des pratiques différentes, et chaque patient payant à 100 % négocie le
sien. Il en résulte une sorte de « shopping tarifaire » de
type commercial contraire au principe de base de la loi : la médecine
n’est pas un commerce (art. 2).
Ces
pratiques hypothèquent ainsi le développement des investissements de non
médecins (étrangers ou nationaux). Le désordre tarifaire associé aux chèques de
garantie (relevant du pénal) et aux restes à la charge des assurés dépassant
souvent les 50 % (parmi les plus élevés du monde), éloignent le Maroc
chaque jour de la médecine sociale dont les polycliniques de la CNSS ont été
longtemps le modèle, précise l’expert.
« Tant
qu’il n’y pas de circuit de soins et de dossier médical partagé le statut
quo va perdurer et les cliniques traînent les praticiens libéraux dans leur
giron alors qu’elles sont celles qui profitent le plus de la situation
actuelle », ajoute
une source médicale engagée dans le débat.
« Le
plaidoyer des instances syndicales est très facilement réfutable car la DGI
dispose aujourd’hui de moyens pour analyser la data, le débat devrait se
focaliser vers la création de SARL au lieu du statut personne physique
actuelle, malheureusement les syndicalistes sont hermétiques à la
finance »,
regrette-t-elle…
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